Flaubert écrit du héros de Saint Julien l’Hospitalier : « Il était en chasse dans un pays quelconque, depuis un temps indéterminé, par le fait seul de sa propre existence, tout s’accomplissait avec la facilité que l’on éprouve dans les rêves ». Dans son film, Jean Seban suit ce rêve et l’indétermination du temps, du lieu de cette action, très particulière, que l’on pourrait résumer ainsi : la métamorphose d’un enfant en parricide puis de ce parricide en un saint. Cette action, Flaubert l’avait lui-même reprise de la Légende dorée et en avait fait un conte.

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Le film reprend l’histoire et, pour l’essentiel, le texte de Flaubert. Dans un rapport de fidélité libre, de correspondance, le film accompagne le texte, prend ses distances, revient à lui… Là où le texte est chargé de signes avant-coureurs du parricide, il transpose ces signes et en varie le ton. Au moment de raconter l’épisode du grand cerf touché au front, le film montre l’image d’un père au téléphone avec un petit trait de sang sur le front. Au moment où le texte évoque une bataille, le visage du père apparaît sous le rose d’un tee shirt enfilé avec maladresse et emphase, rose pris dans la lumière, rose d’une scène de vitrail…


L’image des parents dans un square, devant un château (élément d’une aire de jeu) suit encore le texte. La prédiction faite à la mère : « Réjouis-toi, ô mère ! Ton fils sera un saint ! » semble prendre de l’avance, être plus « réaliste » que le conte. Dans le texte de Flaubert, la double prédiction, celle faite à la mère (« ton fils sera un saint ») celle faite au père (« beaucoup de sang, de la gloire ») est irréelle. L’auteur de la première « s’éleva dans l’air doucement , puis disparut ». L’auteur de la seconde « se perdit dans l’herbe, s’évanouit ». La manière dont le film rend compte de la première est littérale (quelque chose s’élève dans l’air et l’on retrouve dans l’image « l’os de martyr dans un cadre d’escarboucles » du texte) ; plus que littérale, elle est fidèle parce que accordée, répondant à la vision qui est dans le texte par une vision poétique.

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Le balancier d’horloge que l’on voit revenir plusieurs fois le dit : ce film tient au temps, celui de l’action (temps très particulier d’un crime annoncé, que l’on veut éviter, qui ne peut qu’arriver). Il tient au temps très indéterminé où Flaubert situe cette action. Il tient surtout à notre temps, de notre temps. Beaucoup d’images de ce film nous identifient. Ce sont les nôtres : cockpit d’avion, installation d’art contemporain, ville de nuit, couloirs du métro, quai de TGV… Elles côtoient des images de mer, de forêt, de montagne, de fleuve, de falaise… Ce voisinage les intensifie toutes.


Voici le trait le plus caractéristique de ce film : il dit quel est notre aujourd’hui. Bel aujourd’hui. Aujourd’hui égaré. Temps de paix et temps de violence. Cette alternance est une donnée structurelle du conte de Flaubert. Le temps de violence, chez lui, se manifeste et s’amplifie en hécatombe où l’on voit passer à peu près tous les animaux de la création, ce qui pose comme une évidence les images du film tournées dans la Grande Galerie de l’Evolution. Cependant les animaux passent ici sur un mode mineur (image d’un cormoran presque décapité, derniers mouvements d’un papillon, flamants roses…) ou pris déjà dans une représentation (grand cerf dans La Nymphe de Fontainebleau de Cellini). Surtout, le thème est étendu à la violence du monde (dialogue d’un film de guerre recouvrant une manifestation), là encore sur un mode mineur. Au parti pris de Flaubert, qui décrit une dévastation, un carnage jusque dans son aspect morbide (prêt à suivre « des loups qui rongeaient des cadavres au pied d’un gibet ») le film oppose une violence ponctuelle (image de voiture accidentée) ou sourde, presque inapparente (celle du bruit d’un scooter de mer, celle de l’installation au son des tambours d’un académicien sous la coupole) ; ou présentée comme n’étant pas vue (« S’il y avait une guerre on ne la voyait pas » dit un personnage en voix off).

Le choix des lieux semble vouloir saisir l’esprit du temps, le nôtre. Peut-être est-il l’équivalent de cet étrange bestiaire, qui traverse tout le conte. Dans le film, les lieux jouent comme présence captée, délivrée et comme cortège ; peut-être un équivalent de celui qui accompagne Julien jusqu’à son château, juste avant le crime ; cortège et carnaval des animaux, qui le conduit comme à la conséquence ultime du carnage d’abord passé par eux. Dans le film l’accompagnement, le cortège est à vrai dire, autant celui des lieux que celui de la musique ; le contraire d’un fond sonore, le contraire d’une force d’appoint.

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Le film, tout en allées et venues, n’a aucun mal à se déplacer entre des époques, des temps de l’action différents. Image exemplaire : l’arrivée des invités pour le mariage de Julien se fait sur ces images : celle d’un défilé de mode qui finit sur un plan qui réussit à être profondément émouvant : celui d’une foule de photographes, d’une forêt de signes et de flashs où ce qu’on a déjà vu cent fois sans le voir apparaît comme jamais. Etrangeté.

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L’image donne à la réalité « ordinaire » son mystère, comme à travers la densité d’un rêve. A cet égard, les images d’une femme chantant et dansant en pleine rue, illustrant la cérémonie donnée pour la naissance de Julien, est un exemple de faste, celui des images, constituées en pièces d’horlogerie .


Elles viennent après ce plan : un banc de sable. On y voyait, à côté d’un oiseau que l’on reverra passer, deux ombres s’embrasser. Une voix off vient juste d’annoncer  « Il lui vint un fils ». Puis « Il y eut de grandes réjouissances, et un repas (…) dans l’illumination des flambeaux, au son des harpes, sur des jonchées de feuillages », l’on voit alors une femme danser devant un petit orchestre de rue. Des éléments de fontaine wallace entourent le plan, comme un tour de vitrail. Sur les pas très réguliers de la danseuse de rue, une image de feuillage parcourue par le vent, glisse ; le remuement, les différents verts, les plis de robe de la danseuse, des cariatides de la fontaine se répondent comme la musique que l’on n’entend pas (celle de la formation de rue) répond à celle qui traverse le plan et ne fait que passer (sonate BWV 1019a pour violon et clavecin de Bach). Emotion vive. Pour le dire dans la sillage du film, en intercalant une image - peut-être ici intruse ?- l’impression est celle que donne l’image de ce passage particulier, celui du premier virage dans les couloirs d’une course d’athlétisme. Emotion du passage sensible d’une fausse unité de ce qu’on a sous les yeux, d’un ordre apparent (alignement), à un dessin qu’on n’a pas vu arriver ; où d’un coup jaillit « le présent, la circonstance ».  Poème.

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« Tu tueras ton père et ta mère, cœur féroce » dit la voix off, pendant qu’apparaît un visage d’enfant angélique. Par la suite, le crime ne sera pas montré en images. Il est déplacé dans l’évidence d’une angoisse : celle d’une première apparition de la mort ; celle redoutée des parents. Elle sera présente dans l’amour profond qui marque les apparitions de ces parents sous le visage de deux couples ; dans le regard porté sur eux. Pourquoi des parents différents ? Sans doute parce que craindre de voir mourir ceux qui vous ont fait naître (sinon les assassiner) est une expérience où ce qui est redouté pour son père vaut pour tous les autres. Père et mère sont d’ailleurs ici les premiers à montrer. Ils ouvrent une marche, une suite, qui d’ailleurs se retrouve dans le conte de Flaubert, celle des êtres qui défilent au côté de Julien, étendant au monde le cercle de famille.


Pourquoi filmer ces personnages-là ? Qui sont-ils ? Des parents, des proches ? pourrait-on demander. Vient de ce qui précède, comme de voir le film, cette évidence : s’ils n’étaient pas des proches, ils le deviennent. Rappel de ce lieu commun : il y a une veine du cinéma où filmer ce et ceux que l’on aime révèle un sens profond du cinéma ; où filmer ceux que l’on aime et faire aimer ceux et ce que l’on filme ne peuvent être deux actions séparées. Cela vaut pour les êtres, pour les lieux, pour les histoires…

Et Flaubert ici ? La conversion de Julien, de parricide à saint, est inspirée par l’amour. L’histoire de ce parricide est pour Flaubert une occasion de réciter la beauté de la création, une manière de la sauver. C’est d’ailleurs ce que dit un rêve de Julien où défilent les bêtes, « deux à deux, par rang de taille, depuis les éléphants et les lions jusqu’aux hermines et aux canards, comme le jour qu’elles entrèrent dans l’arche de Noé. » Cette manière de saluer est toute entière à l’œuvre dans le film.


L’exemple le plus manifeste : on voit dans ce film plusieurs visages à des âges différents. L’on voit la vie passer. Dans leur émotion, les images d’êtres proches, savent et disent d’avance qu’elles leur survivront. L’image des êtres aimés comprend leur mort mais se sait comme le temps retrouvé, capable de les voir, vivant encore. Un passage de Flaubert semble répondre au film. Après son crime, Julien veut mourir. L’en dissuade, le sauve de voir son image au fond d’un puits, image qu’il reconnaît ensuite autrement : « c’était son père et il ne pensa plus à se tuer ». Salut par l’image, la filiation.


Cette importance de la filiation, comme l’évidence de l’attachement aux personnages ici montrés (père et mère en personnes ), évidence sans détour jusqu’au simple, jusqu’à la beauté du simple (ainsi le banc titre « très beau » près du visage du père, transcription de ce qu’il dit mais qu’on n’entend pas mais, aussi bien, adresse, mot destiné à ce père) est peut-être à mettre en rapport avec un sentiment de la fin, qui donne une autre clef du film.


Celui-ci semble partir de la fin, des « espaces bleus » où Julien est emporté , selon le conte ; comme s’il interprétait dans toute sa durée, la scène finale de montée au ciel, présente chez Flaubert, qui d’ailleurs fait finalement « glisser » sur elle une image, celle du vitrail. Le conte en effet ne s’achève pas sur cette scène mais sur ces mots : « Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier, telle à peu près qu’on la trouve, sur un vitrail d’église, dans mon pays. »

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Comment le film répond-il au style de Flaubert, à la forme courte du conte, à son allure générale, à la vigueur d’une phrase simple vive alerte, lâchée après une scène de chasse et de salut, doublant celle qui est racontée ; un style pour courir après ce double salut : celui d’ une infinie beauté de la création ; celui d’une humanité cherchant sa place dans le spectre large de la bestialité à la sainteté ? De cette chasse, les pages du manuscrit que l’on voit dans le film, donne l’image. La page montre bien Flaubert, tel que le décrit Maupassant : « Son regard (…) courait sur les lignes, fouillant les mots, chavirant les phrases, consultant la physionomie des lettres assemblées, épiant l’effet comme un chasseur à l’affût . »


Le film répond à cela par une structure musicale. Une partition se met en place, entre les plans lancés après la beauté vivante, terrible et ordinaire de la réalité ; la beauté de la nature et de ce qui dénature ; la confusion des époques, le voisinage de la grandeur et de l’insignifiant. Dans cette partition, il y a les correspondances ; entre les images, un rapport qui n’est pas restreint à un enchaînement logique ; il y a les changements de rythmes entre séquences lentes et incursions brèves.  Il y a aussi une bande son somptueuse, où le texte de Flaubert, des bruits ordinaires, des pièces de clavecin, des phrases banales « on se prend un petit café », dont quelques-unes atteignent à un statut de proclamation « je suis sa femme », des bribes de conversation, des reprises d’autres films, des extraits de poèmes… tissent une toile riche autant que la forêt s’étendant derrière le château de l’épouse de Julien,  forêt, « ayant le dessin d’un éventail ».


L’éventail est dans une liberté parfaitement calibrée où la musique annonce, suit, détourne… accompagne de toutes les manières possibles l’image. Et si celle-ci peut s’arrêter en plein milieu d’une montée d’intensité, ou si le film s’achève sur une image de clavecin, c’est parce qu’ici gouverne cette idée, dont le film est tout entier la mise en œuvre : l’agencement des images est de nature musicale. Les images ont leur rythme, elles suivent des cours d’harmonies… Comme des éléments d’orchestration, plus que les images, compte le rapport qu’elles ont entre elles ; comme entre deux éléments de la bande son, presque un troisième terme, la réalité nouvelle que donne leur rencontre (du passage d’un bruit de tondeuse à gazon à la piece baroque pour clavecin, Le Rappel des Oiseaux de Jean-Philippe Rameau). Le film repose sur ces harmonies qui résultent de ces rapports combinés. 


On sait que Flaubert essayait ses textes, en passant toutes les phrases à l’épreuve du "gueuloir", pour vérifier la justesse de la prose : « Les phrases mal écrites ne résistent pas [à l’épreuve de la lecture à voix haute] ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements de cœur, et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie » .


Si dans les films de Jean Seban, la musique baroque occupe une telle place, c’est probablement qu’en elle, ce battement s’entend si clairement. Cette musique joue comme appui, rampe de lancement, métronome, vérification…  à la composition musicale du film. Le battement, le voilà sous nos yeux, comme dans la ligne de nage en brasse coulée de l’un des pères, dans une longue scène où sa tête apparaît disparaît. Image emblématique de toute la traversée du film, durée en séquences coulées, épreuve d’un battement, à l’intérieur des conditions de la vie ; telles qu’elles nous portent et nous submergent, dans le film, ici.

Notes d’Armelle Cloarec

au sujet du film « Vers 2009, La Légende de Saint Julien L'Hospitalier » (2016, 1H 27min)

Ricard Canals

Nen malalt, 1903

(Octavi, fill de Ricard)

Titi Parant, 2010

Oeuvre bleue

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