Couler un Générique

Isidore Gracián :

    Vos films sont composés de musiques, d'histoires, de tableaux, de textes littéraires écrits ou dits, mais ils ne se terminent jamais par un générique classique, précisant le nom des auteurs, des compositeurs et des acteurs. Au lieu de cela on trouve des listes d'initiales incompréhensibles, des noms de personnes, des dates, des lieux sans lien évident avec le film. Pourquoi ?

Jean Seban :

   Un générique classant les fonctions et les lieux, c’est une série de violences faite à l’irréductibilité et au mystère de notre maintenant ; c’est la reproduction servile d'une hiérarchie préétablie du travail cinématographique au nom d'un illusoire "respect de l’autre", un respect qui en nommant et en attribuant des places oublie l'infinité des mondes propres à chacun. Pour aller vers l’autre, pourquoi ne proposerait-on pas un mouvement qui le questionne avant de le définir et de lui promettre une identité ? Tu n'es pas chef opérateur car le chant des oiseaux traverse tes images, tu n'es pas réalisateur car tu n'es même pas capable de réaliser qui tu hantes, tu n'es pas chef compositeur car les pop-corn de l'entracte explosent sur tes adagios, tu n'es pas spectateur car à chaque instant tu crées ces sons et ces images que tu regardes, tu n'es pas la salle de cinéma car au fond de l'écran on sent la ville et puis plus loin la mer.

    Il est étonnant qu’en lisant les nécrologies, on ne s'incline plus devant la liste des diplômes et celle des responsabilités prestigieuses de ces hommes morts. Sur la tombe tous les grades et les honneurs bégayent, tandis que pour un mort sans titre, un mot simple de sa bien-aimée, d'un ami ou d’un de ses enfants donne vie à l’épitaphe. On pourrait même dire que la liste des honneurs est comme une pelletée de terre qui recouvre de son rire étouffé la fin d’un homme, alors que le petit mot donne la clef de la tombe, la clef pour sortir. Ainsi, un mot, un nom perdu dans la liste d’un générique, ou bien deux initiales, c’est l’image d’une place instable, infime, et, sous le sceau de cette humilité, le récit pourra recommencer indéfiniment et chaque nom en prise directe avec la cohorte des animaux de l'arche de Noé, apparaitra, se lèvera sans le besoin d’une hiérarchie éphémère.

   Dans les 3 premiers films, Chamfort Information, Le Mascaret, Véra, il y avait quand-même un générique avec des fonctions et un peu de classification honorifique, mais cela amenait une discordance avec le film lui-même ; alors sur le chemin de Godard, en particulier dans son film Vivre sa Vie, j’ai essayé parallèlement de composer une grande liste, une sorte de pavé avec tous les participants côte à côte, et j’ai conservé les deux variantes dans ces films. Puis faire un générique classique est devenu dérisoire. Dans L’Amitié par exemple le générique se limite à une liste d’initiales correspondant à des personnes ayant participé au film ou à des ombres : comment parler de Jean-Pierre Klein, cet ami mort, de ce trouble de l’absence en le niant par la présence excessive du nom des autres ? J'aurais même aimé pouvoir supprimer son nom pour, paradoxalement, lui donner sa place. Dans le film Saint Julien L'Hospitalier, « L'Art de la fugue » de Bach est un personnage du film comme certains personnages sont de leur côté des mouvements musicaux ; la distinction des places est complètement abolie dans cette légende qui déjà, chez Flaubert, était inspirée par une autre écriture : La légende dorée de Jacques de Voragine et un vitrail de la Cathédrale de Rouen.

   L'énumération sans hiérarchie apparente pousse à lire le texte non comme un générique respectueux et protocolaire mais plutôt comme une piste à découvrir pour mieux percevoir ce que l’on a vu ; il est constitué de la matière vivante du film. Si des noms qui à première vue n’ont rien à voir avec le film apparaissent dans le générique, c’est que le travail du film, son errance, est traversé et parle pour et avec ces absents. Juste un mouvement d’un nom à un autre, un nom qui ne serait pas lié à l’autre nom par une fonction, une hiérarchie, une place privilégiée mais par un « et » qui accumule et révèle les trésors de ce que Spinoza décrit comme une Nature unique, même matière déclinée sous différents attributs : les Falaises de Varengeville et les variations Goldberg et le 4 août 2013 et maintenant et Jean-Pierre Klein et...

    Dans un film chaque son, chaque image, dès le générique participe à la cohérence d’une écriture. Il ne s'agit pas de travailler ici un paradoxe, d'imprimer sur le générique comme un manifeste mais d’instaurer dès la première image un autre rapport avec le spectateur en le mettant en contact avec la matière foisonnante du film. Dans l'idéal il n'y aurait pas un coffret de présentation et un film à l'intérieur mais un seul chant.

Génériques de l'amitié (1993, 47 min)

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